Le cinéma fait-il vivre ?

C’est important les comptoirs dans le cinéma : nos bureaux sont trop petits pour nous y réunir, l’animation des cafés emporte l’inspiration et on ne rechigne pas à un verre pour se désinhiber un peu… Combien de chefs-d’œuvre n’auraient pas vu le jour sans ces rencontres sur le zinc ? Aujourd’hui, nous débattons avec le réalisateur Mahi Bena d’une des majeures préoccupations de notre profession : le cinéma fait-il vivre ?

Bonjour Mahi ! Le sujet du jour mêlant la vie sur les écrans et « la vraie vie » comme on dit, permets-moi de commencer par un petit mot te présentant : réalisateur de fictions, ton premier court métrage, Derniers Recours, est en train de faire une très belle carrière en festivals, avec plus de 50 sélections dans le monde entier et une dizaine de titres actuellement à son palmarès. C’est d’autant plus impressionnant que c’est là ta première réalisation après ta participation en tant que scénariste au court métrage À tout prix, sorti en 2012. C’est d’autant plus remarquable que ce n’est pas là, loin de là, ce qui te fait vivre au jour le jour. D’où ma question : le cinéma fait-il vivre ?

Salut Benoît ! Je ne sais pas comment comprendre ta question. Evidemment, le cinéma ne me fait pas vivre : j’ai 40 ans, une femme et des enfants, un « vrai » métier pour faire vivre tout ce monde dans une petite maison. Donc, là-dessus, non, je ne peux pas compter sur le cinéma. Et pourtant, le cinéma a toujours compté pour moi.

Petit, j’habitais une région (NDLR : l’Algérie des années 70-80) où le cinéma était hyper important : on pouvait voir tous les gros films américains aussi bien que les films de kung-fu fauchés, des doubles séances de films indiens ou des westerns italiens. À 10 ans, j’étais membre d’un ciné-club. On a aussi eu beaucoup de films qui parlaient de notre histoire : le régime politique voulait faire croire à la liberté d’expression, et laissait produire des films parfois très critiques… Le Vent des Aurès, L’Opium et le bâton, ou Les Sacrifiés, Omar Gatlato, Les Hors la loi… Et il y en a qui ont bien marché !

J’ai passé mon adolescence à regarder toutes les VHS que je trouvais à la maison, mes copains m’appelaient « monsieur Cinéma ». Dans les années 90, j’ai commencé à écrire sur l’histoire du cinéma en Algérie, j’ai eu des piges plus ou moins payées dans des quotidiens assez importants. Je me suis aussi retrouvé dans une société qui gérait une salle de sport en même temps qu’une association orientée vers le social. J’ai fait une formation de cinéma, où j’ai appris à monter des bobines avec des ciseaux et de la colle, à les projeter…

En 1995, je voulais faire quelque chose pour le centenaire du cinéma : j’ai trainé dans des soirées pour trouver des subventions, et j’ai réussi à avoir un petit budget, j’ai fait des affiches à la main pour organiser des projections… et puis il y a eu ce grave accident sur le tournage de la La Montagne de Baya, juste avant les premières séances :13 morts dans une explosion, peut-être un attentat, on ne l’a jamais su… et tout le budget des manifestations a été annulé sur ce prétexte.

Mais comment en es-tu arrivé à vouloir faire des films ?

À part voir des films, depuis très longtemps, j’écris des scénarios. Je n’ai pas pu rester en Algérie, et je suis arrivé en France en 2001. J’avais déjà écrit un scénario de long métrage. J’ai fait un peu d’études dans la vente, ai vécu 5 ans en travaillant dans un taxiphone sur Paris et ça m’a inspiré une partie de mon court-métrage. Mais pendant ce temps, je regardais des films et j’écrivais d’autres histoires. Je vivais avec rien, sur un matelas dans la boutique. En dehors je rencontrais des gens qui travaillaient dans le milieu, dans des cours de comédiens, dans des concours d’écriture…

Au bout d’un moment, je me suis senti prêt à réaliser mon premier film : je l’ai tourné en quelques nuits, entre deux permanences au boulot, avec 7 000 € d’économies à moi. À part quelques comédiens, ce ne sont que des gens que je connais. Pour l’instant, il m’a rapporté 500 € de prix, donc ce n’est vraiment pas très rentable… (sourires)

Tout petit, je me souviens, maintenant, il y avait eu un tournage dans la maison où on habitait : ça avait été tout un événement parce que le décorateur voulait repeindre la façade telle qu’elle était à l’époque du film, mais mon père ne voulait pas qu’elle change… Ils lui ont promis de la remettre en état après, et l’équipe a pu filmer chez nous. Quand ils ont été là, quand j’ai vu ce qu’il se passait sur un plateau, j’ai su que c’est ce que je voulais faire.

Et si c’était ton dernier film ? (Pour la première fois depuis le début de cette discussion animée dont force détails et digressions ont dû être passés, Mahi marque un temps avant de répondre, et semble presque perdre cette joie naturelle qui lui fait rarement défaut.)

Un scénario, c’est comme un voyage, ça me vient à partir d’une obsession, ça me vient des tripes. Mais je n’ai jamais voulu dépendre de ça : mon inspiration, elle me vient du quotidien, de ce que je vis, et il faut que je la garde. Si tu perds ta liberté, tu écris des trucs formatés pour TF1 et ça ne vaut rien. Une fois, j’ai essayé de répondre à une commande pour une fiction de télé, j’ai fait des sacrifices pour leur faire ce qu’ils attendaient… Je n’ai pas pu, ça m’obligeait à abandonner toutes mes exigences. Si Derniers Recours était mon dernier film… non, ce ne sera pas le cas.