Les séries ont-elles tué le cinéma ?

C’est important les comptoirs dans le cinéma : nos bureaux sont trop petits pour s’y réunir, l’animation des cafés emporte l’inspiration et on ne rechigne pas à un verre pour se désinhiber un peu… Combien de chefs d’œuvre n’auraient pas vu le jour sans ces rencontres sur le zinc ? Aujourd’hui, nous débattons avec le critique Mathieu Macheret d’une des grandes questions de notre époque : les séries ont-elles tué les films ?

Bonsoir Mathieu. J’ai le plaisir de te convier au lancement de cette série de rencontres, avec des gens du métier, une heure accoudés autour d’un comptoir. Pour se lancer, parlons justement des séries dont tu es assez fin connaisseur.

Bonsoir Benoît. En fait, non, pas tout-à-fait : je n’ai pas vraiment vu beaucoup de séries, à part les classiques que mon métier de critique m’impose de connaître.

Me serais-je trompé d’initié ?

Pas tout-à-fait non plus. Ayant parcouru nombre d’époques de production filmiques, j’avoue avoir été davantage passionné par les ancêtres de nos séries actuelles…

Tu veux dire les classiques : « Amoureusement vôtre », « Chapeau melon et bottes de cuir »… ?

Non, je veux parler d’origines plus lointaines, et même avant l’existence du cinéma : il faut remonter au moins au dix-neuvième siècle et aller chercher ce qu’on appelait à l’époque les feuilletons.

En ces temps, il y a plus de deux cents ans, les villes se développent très vite aux dépens des campagnes, les révolutions industrielles commencent et permettent notamment l’essor de la presse papier. Pour vendre des journaux, il faut du contenu, et sont alors apparus les romans feuilletons, publiés par épisodes, toutes les semaines par exemple. Quand HBO et Netflix produisent leurs propres contenus pour attirer des abonnés, elles ne font que recopier un schéma de deux siècles… au moins.

En quoi ça change de ce qui se faisait avant ? On se racontait déjà des histoires par épisodes, de soir en soir, non ?

Sans vouloir faire un cours d’histoire de l’art, la modernité littéraire du dix-neuvième siècle, et en particulier de ces feuilletons, est vraiment indissociable de l’expansion des villes. Elles créent des mondes de plus en plus autonomes et distincts des milieux ruraux jusque-là dominants. Pour résumer, on passe d’histoires picaresques, où un héros – chevalier – erre d’une aventure à l’autre, à des histoires centrées chacune sur un lieu précis, clos, avec ses différents habitants qui se côtoient et créent des histoires entre eux.

J’ai lu plusieurs de ces romans, maintenant classiques et publiés en pavés bien respectables. Ce type de diffusion dont tu parles, on ne l’a pas connu et il s’est arrêté très vite, il me semble, en tout cas bien avant les années cinquante et l’apparition massive des séries télévisuelles.

C’est faire un raccourci trop rapide. Deux médias sont ensuite apparus et ont vite pris le relais des feuilletons papier : le cinéma bien sûr, avec l’âge d’or des feuilletons sur grand écran qui va durer environ trente ans à partir des années vingt ; mais, surtout, dans une plus stricte continuité des romans, la radio. Ça peut paraître désuet, mais jusque dans les années cinquante, les feuilletons radio cartonnent : plus encore que les téléviseurs actuels, le poste de radio est au centre du foyer, et réunit, le soir, un vaste public venu écouter les aventures de héros réellement populaires. Même de très célèbres réalisateurs ont percé par ce média, c’est vraiment lui le chaînon oublié entre les romans et la TV.

Tu veux dire qu’on est d’abord passé du texte au son, puis du son à l’audiovisuel ?

Exactement ! C’est un faux débat que d’opposer séries et cinéma. Ce sont deux formes d’expression très différentes à tous les niveaux : les films relèvent du spectacle, du dépaysement, de l’événement, de la sortie, majoritairement collective, alors que les feuilletons ou les séries sont de l’ordre de l’intime, du familier, du quotidien, de l’accompagnement personnel. Ils répondent à des envies et des besoins radicalement opposés, même si, actuellement, ils sont produits grâce à des moyens techniques très similaires.

Pourtant, on entend facilement que les gens n’ont plus le temps d’aller au cinéma mais seulement pour regarder des séries.

Cet argument est vraiment creux : au contraire, je ne t’apprendrai pas que la mode actuelle est le binge watching, l’ingurgitation en masse de saisons entières de séries, jusqu’à sasiété – ou jusqu’à la fin de l’histoire. Ce temps pourrait tout-à-fait être occupé à regarder des films, plutôt. Par contre, il y a certainement des évolutions de mœurs : après les années soixante et soixante-dix qui ont exacerbé le dépaysement et la transcendance, on est peut-être revenu à des besoins, au contraire, de repères et d’histoires davantage familières. Il faudrait consulter là de meilleurs spécialistes en sociologie que moi, mais pour le versant culturel, les liens sont indéniables : les premières décénnies ont permis l’âge d’or du cinéma moderne, de la Nouvelle Vague au Nouvel Hollywood, et les années 2000 et 2010 permettent aux séries de vivre cette même mue et d’atteindre leur âge de maturité – ce qu’on appelle classiquement la modernité

Pourrait-on quand même espérer que le cinéma redevienne cette forme d’art majeure qu’il fut longtemps au vingtième siècle ?

Je ne suis pas devin, non plus. Pour être réaliste, il faut reconnaître que, non, il a perdu en influence globale et en diffusion sociale malgré des niveaux d’entrées qui ne faiblissent pas trop. La tendance à ce qu’il devienne de plus en plus un art de connaisseurs, comme le sont depuis longtemps le théâtre ou la peinture ne semble pas s’infléchir et n’est pas de bon augure. Mais il reste encore très jeune par rapport à ces autres formes d’art, bien antiques pour leur part, et on ne saurait donc prédire définitivement son avenir.

C’est sur ces bons mots et avant de devenir nous-mêmes trop antiques que je vais conclure cet entretien, en te remerciant d’avoir bien voulu lancé cette série. Garçon, l’addition.

Mathieu Macheret est critique de cinéma : après des études à l’ENS Louis Lumière, il a activement participé au site Critikat, puis écrit pour les Inrocks, les Cahiers du Cinéma et Trafic. Merci à Anne-Marie Thiesse et le site de l’Histoire par l’image pour les couvertures des romans feuilletons.