Fin de l’histoire

Non sans un regrettable retard, nous reproduisons ce témoignage, difficile à croire, sur les mésaventures qu’a vécues un historien lors de sa collaboration à la production d’un documentaire historique à laquelle il avait été conviée. Notre double casquette de cinéaste et de doctorant ne nous rend plus que sensible à l’indignité que suscite le comportement du réalisateur en question :

« Mais pourquoi est-ce qu’il y a tant d’erreurs dans les documentaires historiques ?? ». Et ben parce que les réalisateurs ne veulent pas écouter les historiens. Je vous partage une petite expérience toute récente, c’est éclairant. Je reçois la semaine dernière une proposition pour assister au tournage d’un documentaire historique sur le siège d’Acre durant la troisième croisade (1189-1191). Tournage à Aigues-Mortes en novembre 2021. Le réalisateur a demandé à la troupe de reconstitution « Les seigneurs d’Orient » de faire les figurants. Je les connais un peu, ils font un travail génial, ils sont consciencieux et motivés. (un gros big up aux reconstituteurs et reconstitutrices). Bref, de la vraie bonne figuration, solide, scientifique, intelligente. Je suis content de pouvoir travailler avec eux donc je dis oui pour être le « consultant historique » sur le projet. Lundi, je reçois le draft des futures scènes. C’est long : plus de 70 scènes sont prévues, avec à chaque fois un descriptif du cadre, du décor, des personnages, etc. Je relis tout soigneusement (travail gratuit bien sûr mais c’est pas gênant, j’ai accepté en le sachant). Sans surprise, il y a pas mal d’erreurs. C’est normal dans une version brouillon. Certaines purement techniques : non, les Latins ne sont pas barbus, non, les musulmans n’ont pas d’arbalètes. Ce sont de petits détails, faciles à corriger. D’autres erreurs sont plus gênantes : des confusions sur la chronologie notamment (le réalisateur confond le siège de Tyr et celui d’Acre, fait partir Philippe Auguste trop tôt, ce genre de choses). Ce n’est jamais dramatique mais il faut les corriger. Plus embêtant : la croisade est présentée comme une « grande aventure mystique », ce qui est au mieux en partie faux, au pire totalement faux. Cela occulte la dimension politique, prédominante au moment de la IIIe croisade. Il y a aussi des choses qui sont un peu dommages. Par exemple, une seule scène inclut des femmes, représentées comme des mégères hystériques. On est en 2021, on pourrait essayer de faire mieux, surtout que les sources le permettent… Enfin, il y a des scènes omniprésentes dans les films et séries médiévalistes mais qui n’en restent pas moins fausses : notamment celle montrant un chef militaire réfléchissant devant une carte. On la voit tout le temps dans Game of Thrones par exemple… mais c’est totalement impossible au Moyen Âge. Les cartes coûtent cher et au XIIe siècle et on n’en emporte pas sur le champ de bataille. De toute façon elles ne sont pas faites pour représenter réellement l’espace (pas de notion d’échelle notamment). En l’occurrence, pour la 3e croisade, on a une chronique qui nous montre Richard Cœur de Lion sur le point d’assiéger Jérusalem : des seigneurs locaux dessinent un plan de la ville et de ses alentours sur le sol. Donc on SAIT qu’il n’y avait pas de carte. Bref, je relis donc le draft, je commente, longuement, je propose des enrichissements ou des corrections. Je fais mon travail d’historien : je cite des sources et de la biblio. Je suis critique mais poli […], et je dis aussi ce qui marche bien. Quelques heures après avoir fini, mail de la boîte de prod : le réalisateur a été « très vexé » par mes retours, il n’aime pas qu’on lui « donne des leçons ». Je me fais virer du projet et interdit de venir sur le tournage (!). Fin de l’histoire. Voilà, cela n’a l’air de rien, mais je suis agacé. Pourquoi consulter un historien et ensuite rejeter en bloc toutes ses remarques ? À quoi ça sert de prendre l’avis d’un scientifique, spécialiste de la période, si on refuse d’écouter la moindre « leçon » ? On verra le résultat final, évidemment, mais je sais d’avance qu’on va avoir des erreurs facilement évitables, des scènes clichés (la carte sur la table…), qu’on ne verra pas de femmes. Bref on aura un documentaire historique décevant – un de plus… C’est d’autant plus regrettable quand on voit à quel point des Youtubeurs et Youtubeuses se donnent du mal pour avoir des scripts nuancés, notamment en travaillant avec des historiens.