Changement de bobine

Cette morne année cinématographique continue de détonner par son obituaire : vous avez dû remarquer comme moi que les pages d’actualités viennent d’être envahies d’hommages à une certaine comédienne décédée hier – et je ne parle pas de l’inusable compagne à l’écran de Louis de Funès décédée le même jour. Cette invasion médiatique est l’occasion de revenir sur l’année 2016, de la mort de David Bowie à celle de Carrie Fisher, et de nos inquiétudes pour l’année suivante… au cinéma.

Carrie Fisher se fit connaître pour ce qui est presque unanimement reconnu comme l’un des pires rôles d’un film d’aventures familial qui n’était pas sans certaines qualités, par ailleurs, et qui connut un succès retentissant autant qu’inespéré à sa sortie, il y a longtemps, très longtemps. Ironie de l’histoire, la non moins brillante Natalie Portman, qui joue sa mère dans des volets antérieurs, sortis ultérieurement, de ce qui n’était encore qu’une saga, faillit connaître la même destruction professionnelle après sa piètre interprétation à elle. Mais, contrairement à Portman, par la suite, Carrie Fisher n’a interprété que quelques seconds rôles, ce qui reste mieux que son frère à l’écran et héros principal, Mark Hamill. Ces deux comédiens ont vu leur carrière massacrée, condamnés au cimetière des stars déchues et détruites par une mauvaise performance – sans que l’on sache vraiment à qui imputer cette hécatombe suspicieuse pour un seul réalisateur.

Et pourtant, à cette triste annonce de son décès, les hommages qui lui sont consacrés atteignent des sommets. Évidemment, nul reproche à sa modeste personne, qui a ensuite su se recycler en script doctor prolifique ou communicante aguerrie. Mais Carrie Fisher est unanimement présentée comme la « princesse Leia », parfois jusqu’à l’absurde. À vue de nez, d’après cet oxymoron dénommé « murs sociaux », le niveau d’occupation de l’actualité de cette nouvelle atteint à peu près celui qu’avait causé, il y a presque un an maintenant, le décès du plus beau des transformistes et du plus glam des chanteurs seventies, l’homme aux mille costumes et autant de surnoms, David Bowie. Des explications convaincantes avancent que « baby boom », trente glorieuses et explosion de l’industrie culturelle simultanés nous condamnent à quelques années remplies de décès de stars en tous genres – celles qui ne prennent pas trop de drogues, en tout cas… Mais (dé)laissons le terrain médiatique à ses spécialistes pour nous cantonner à notre passion et notre sacerdoce, le cinéma.

Cette évolution du statut de Carrie Fisher, passant de starlette sans intérêt à tête de proue de tous les journaux de la galaxie est étonnante à titre individuel. Cependant, dans cette galaxie pas trop lointaine qu’est celle du cinéma actuel, transposée au statut des films Star Wars qui ont été son écrin autant que son cercueil, cette tendance se révèle très inquiétante. Reprenons brièvement : la première trilogie a pu prétendre relever de la contre-culture. Rejetée par les huiles hollywoodiennes et les autorités critiques de l’époque, son évocation inlassable de rebellions et de luttes contre l’autocratie a créé l’illusion d’œuvres dissidentes, contestataires. De plus, leur réalisateur avait déjà signé deux bons films auparavant, également hors des studios dominants, dans la pure lignée du nouvel Hollywood qui n’en finissait alors pas de générer des sueurs froides aux producteurs bien établis. L’ingénieuse synthèse d’éléments tirés d’une multitude de mythologies populaires, le succès financier qui s’ensuivit à leur sortie et une habile campagne commerciale aussi amicale que les campagnes napoléoniennes ou hitlériennes les ont néanmoins été explosifs : de ce statut de films « indépendants », ils se sont transformés en norme de production. De prototype, ils sont devenus le seul type de produits que les majors ne cherchent plus qu’à produire et reproduire, mécaniquement, depuis quarante ans.

Par la conjonction de différentes forces, puissance économique sans bornes, expérience séculaire dans la marquetique cinématographique, dématérialisation des tournages réduits à des images de synthèse, abêtissement des scénarios à une feuille de route millimétrée, la domination de cette forme de cinéma est devenue totale. On est passé d’un art où des artistes s’exprimaient à un système de produits franchisés devant ramener un milliard de dollars chacun. Remarquons bien que le concept de « franchise » provient d’ailleurs d’accords commerciaux. Dans le cadre de l’industrie agro-alimentaire, il a permis, par exemple, de perpétrer, en à peine un demi-siècle, des dégâts incontestables et irrémédiables sur la qualité générale de notre alimentation, la condition humaine et l’avenir de la planète. Et, pourtant, il est devenu l’alpha et l’oméga, la nouvelle matrice qui semble conformer le cinéma actuel, notamment aux États-Unis, toujours à la pointe des évolutions.

Finissons par une anecdote : fait peu connu, Walt Disney avait des ambitions bien au-delà de ses dessins animés ; il avait, notamment, conçu, dessiné et projeté de construire une ville entière qu’il promouvait ardemment. Heureusement, ce projet ne vit jamais le jour et fut transformé en centre d’attraction plus grand que Paris. Mais son empire commercial, fondé sur l’illustration de contes du siècle précédent, vient de produire, en 2016, les cinq plus gros succès de l’année. Et cela sans compter la sortie du dernier… Star Wars.