Fascismes

Tous les dix ans, un film se révèle victime d’une fâcheuse tendance : il se trouve accusé, voire bombardé, notamment par la critique, de de l’étiquette de fasciste. Ce palmarès peut se targuer d’inclure rien moins que Salo ou les 120 journées de Sodome, Apocalypse now, Starship Troopers, Fight Club, et, dernièrement, Troupe d’élite. Nous avions déjà vu et largement apprécié ces précédents films, jusqu’à consacrer, d’ailleurs, la moitié d’un mémoire de fin d’études au chef d’œuvre de Francis Ford Coppola, sans réaliser alors combien certain critique avait pu être aussi injurieux envers ce film phénoménal. Les débats autour de la sortie des films de Pier Paolo Pasolini, David Fincher et Paul Verhoeven, eux, ont atteint un niveau comparable au dernier de ces films qui nous intéressent aujourd’hui, Troupe d’élite.

Ce film, réalisé par José Padilha en 2007, a connu un parcours peu ordinaire : énorme succès populaire au Brésil à sa sortie, couronné par le prestigieux Ours d’or du festival de Berlin, il a propulsé son réalisateur sous les feux de la rampe avec une violence et une controverse rares. Padilha n’avait auparavant réalisé qu’un documentaire, Bus 174 à propos d’un fait divers sanglant — déjà — survenu en l’an 2000 au Brésil. Ce film, plutôt classique, avait rencontré un certain succès d’estime mais rien de comparable avec son opus suivant, six ans après. Il faut dire que celui-ci s’engage dans une gageure : présenter comme cool des situations et des personnages qui ne le sont, visiblement, pas. La milice paramilitaire du BOPE évoquée constitue une dérive supplémentaire de l’é/État ultra-violent et inégalitaire de ce pays ravagé par le capitalisme : le déroulement même de l’intrigue, les propos du réalisateur, ses autres réalisations, etc., ne permettent pas de douter de sa condamnation de ce(s) phénomène(s).

Et pourtant, loin des beaux discours dont font justement preuve les étudiants du film, Padilha choisit une réalisation extrêmement nerveuse, visiblement inspirée d’un Martin Scorsese, avec une voix off omniprésente, un découpage heurté, un montage très rapide, une large déconstruction temporelle… Il choisit également de ne se focaliser que sur les yeux du capitaine Nascimento, et de laisser au deuxième plan la lutte entre deux autres personnages qu’il pensait être fondamentale, Neto et Matias. La difficulté de cette réalisation se révèle bien à travers le moment où ce dernier choix a été fait : en post-production, en cours de montage, où il a fallu écrire tout le commentaire et revoir tout le film en fonction de ce nouveau principe.

Scorsese a pu multiplier tout au long de sa forte carrière ces réussites qui se concentrent exclusivement sur des personnages aussi nauséabonds que le mafieux fondateur de Las Vegas, cette taupe qui ne cesse d’osciller entre mafia et balance ou l’un des pires traders qu’ait généré les États-Unis. Curieusement, lorsque Padilha marche sur cette voix, non sans de solides connaissances sociologiques derrière, entouré d’un chercheur et de deux anciens membres de ces troupes, il connaît presque le même sort que les victimes du BOPE. Le terme fascisme, dont on « fête » les cent ans d’existence cette année, a ceci de pratique qu’il permet de jeter l’opprobre sans autre forme de procès, sans même besoin d’en aller jusqu’à un point Godwin ou sans même s’embêter à rentrer dans de doctes analyses.

Pour l’anecdote, un camarade peu à l’aise face à ce film, avait voulu souligner sa nette préférence, sur le même genre de sujet, pour… Bus 174, dont il ne se souvenait plus du nom du réalisateur. Généralement, l’inégalité de traitement entre Scorsese et Padilha, et l’étiquette fasciste qui a été collée à ce dernier, sont assez caractéristiques de cette supériorité qu’une partie de l’Occident continue d’afficher envers le reste du monde, en même temps que la cécité d’une large part de notre intelligentsia, qui, au nom des bonnes mœurs, reste aveugle à des films qui s’avèrent, in fine, compter parmi les grandes réussites de notre époque.