D’énoncer

Après avoir parcouru quelques indispensables ouvrages consacrés à l’écriture de scénario, c’est en s’attaquant à l’insurmontable somme de Paul Ricœur, Temps et récit, que nous trouvons à nouveau quelques richesses conceptuelles à se mettre sous nos dents de raconteur. Encore en cours de lecture des quatre quarts de cette œuvre somme, en voilà déjà quelque modeste évocation.

Le mot raconter partage étrangement ses racines indo-européenne autant que latine avec le verbe compter : se tient derrière eux la racine *pu signifiant « couper, tailler ». Même le mot dire s’en rapporte au doigt, au digital, à l’index de celui qui montre par la parole ce que son geste indique. C’est bien l’action du conteur qui importe, au moins autant que la nature des actions rapportées, de ces entailles qu’il assène dans le bois du récit et dont il peut conter l’advenue à son audience.

Le narrateur lui, tout comme l’historien, n’est que celui qui sait, qui apporte la connaissance. Si son rôle peut être indispensable, sa seule présence ne suffit pas à faire récit, ne suffit pas à nous mouvoir. Car pour qu’il y ait une histoire, et non l’Histoire, il faut qu’il y ait le geste de rapporter des événements. Un récit se caractérise par l’obligatoire présence d’une instance rapportant ou représentant des événements. L’historien, lui, tout comme le sociologue ou le documentariste, essaient d’effacer au maximum, sans jamais n’y parvenir vraiment, la présence de cette instance rapporteuse. Le récit, lui, l’assume. Ou devrait l’assumer…

Cette situation qui s’appelle pompeusement situation d’énonciation explique nombre d’échecs et de réussites de films : prenons l’exemple de Ma 6-T va crack-er. Le bouillonnement annoncé déferle bien dans un final d’enfer qui s’appuie sur un marxisme des plus matérialisés, un attachant travail avec des comédiens visiblement amateurs, et un parti pris manifeste de la révolte contre les forces de la répression. Et pourtant, fort de ces énoncés autant séditieux qu’admirables, la platitude de l’énonciation du film plombe toutes velléités révolutionnaires : une héroïne publicitaire en égérie rebelle ? De mauvais dialogues en guise de joutes dialectiques ? Un montage qui sert au mieux les curieux instants façon clips de hip hop ?

Situation inverse : le non moins attachant Garçons sauvages. Ici, au contraire, foisonnement de prises de risques, démultiplication des instances narratives comme des textures formelles, incessants renversements de couleurs, de chronologie et de voix dans un vaste carnaval énonciatif où l’on ne sait jamais qui raconte quoi ni où ni quand. Mais, dans le fond, le film sombre dans son énoncé : l’histoire d’une castration que des psychanalystes blasés attribueraient à un enfant de six ans.

À ces deux contre-exemples, et pour ne pas se faire taxer d’élucubrateur abscons, il nous faut avancer maintenant deux réussites. Étonnamment, on peut les trouver dans deux adaptations récentes d’une œuvre réputée inadaptable, sur laquelle des plus grands réalisateurs se sont cassés les dents, l’un des plus étourdissants romans qui n’ait jamais été composé à propos du plus génial de tous les héros, l’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Mancha issu du cerveau de Cervantes.

En 2006, Albert Serra est confirmé dans sa carrière confidentielle par sa version radicale du roman intitulée Honor de cavalleria, renversant jusqu’à son affiche même. Il choisit de garder de l’œuvre littéraire sa plus simple substance : un prétendu chevalier erre accompagné de son valet. Cette simplicité s’accompagne d’un dépouillement inédit : le film ne consiste quasiment qu’en une succession de plans fixes d’un vieil homme, vêtu d’une chemise et d’une épaulière, accompagné d’un muet et bedonnant compagnon, tous deux traversant la forêt pyrénéenne à demi-mot. L’exigence de ce choix est d’une rare harmonie et incarne superbement la simplicité de ce héros mémorable, condition qui le motive pendant les centaines de pages de l’œuvre littéraire et qui a rendu ce personnage aussi immémorial.

Douze ans plus tard, en 2018, alors que, fait sans doute unique dans l’histoire du cinéma, un documentaire est déjà sorti sur la genèse d’une partie de ce film, malgré tous les moulins que le réalisateur a dû combattre pendant vingt-cinq ans, Terry Gilliam parvient à sortir sa propre adaptation du roman sous le titre L’homme qui tua Don Quichotte. Le parti pris est radicalement opposé : les strates temporelles et narratives sont démultipliées et enchâssées dans un maelström d’épisodes et de personnages dont le héros lui-même ne maîtrise plus le moindre élément, et qui peuvent se modifier à tout moment, au sein même d’une « séquence » qui n’a, ici, plus rien de séquentiel. C’est, là, l’autre aspect fondamental du chef d’œuvre originel qui est souligné, sa multiplication d’épisodes truculents et de fils narratifs comme autant de vies et de mondes parallèles, tendance qui donna naissance, entre autres, à la littérature gothique, les feuilletons, les séries, etc.

La conception d’une œuvre en terme d’énoncé et d’énonciation est une évidence en littérature depuis une quarantaine d’années au moins. Son application sommaire ici laisse aussi entr’apercevoir sa fécondité et sa puissance au service de la création de récits filmiques. Elle permet de sortir de l’impasse sémiotique entre signifiant et signifié, de rattacher fermement le fond et la forme, et d’éviter de condamner un film sur ses présupposés moraux ou de ne le vénérer que pour sa surface technique.

Fin de la première manche.