Vallées et mirages

Dans le monde, il y a la réalité et il y a le cinéma. Dans le monde du cinéma, il y a le monde des effets spéciaux, qui, aujourd’hui, est largement dominé par les images de synthèse, celles qu’on appelle CGI en bon anglais et infographie en bon français. Vous n’êtes pas sans savoir que cette technique industrielle a pris une part de plus en plus dominante, ces dernières décennies, dans la production cinématographique, notamment hollywoodienne, et notamment dans ces blockbusters qui occupent les écrans la moitié de l’année maintenant. Or, cette année, cette industrie a été secouée, presque jusqu’à la schizophrénie, par plusieurs événements contradictoires sur lesquels nous revenons maintenant avec notre coutumière capacité à relier entre eux des événements qui paraissent indépendants – c’est ce que certains appellent l’intelligence, paraît-il…

Mad Max: Fury Road : l’arbre printannier dont la réussite cache la forêt des échecs estivaux

À moins d’habiter dans un désert à l’image de celui figurant dans le film – et que l’équipe aurait ravagé soit dit en passant –, vous avez dû entendre parler de ce petit film bigrement réussi, venant raviver une saga pourtant un poil kitsch.

Parmi les nombreux éléments ayant participé à la réussite du film, ses effets spéciaux ont bluffé tout le monde. En quoi tranchent-ils avec ceux que l’on trouve plus généralement dans les autres films ? C’est, justement, par leur faible utilisation des images de synthèse. Le réalisateur, George Miller, l’a martelé, et vous pouvez le vérifier vous-même, ici : l’utilisation des ordinateurs a été réduite au maximum, au bénéfice du tournage où il a tenté d’utiliser un maximum d’objets, de costumes et de décors réels, créés spécifiquement pour le film.

Ce qui nous amène, a contrario, au cœur des derniers débats qui agité la sphère des VFX : l’utilisation massive de l’imagerie numérique ne nuirait-elle pas à la qualité des films ? Au point que les effets spéciaux paraîtraient moins bons qu’il y a dix ou vingt ans ?

L’interminable « vallée de l’étrange »

Pour les moins avertis en ce domaine mais que notre verve aurait tenu jusque là, au moins, nous sommes obligés d’évoquer rapidement le phénomène de la « vallée de l’étrange », plus connue sous sa dénomination anglaise « uncanny valley ». Cette expression a été forgée dans le domaine de la robotique dans les années soixante-dix et couvre un phénomène qui avait été constaté empiriquement et qui se résume ainsi :

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’atteinte de la ressemblance la plus parfaite avec la réalité est sans cesse repoussée. Le réalisme a beau être de plus en plus poussé, l’œil garde cette capacité à distinguer facilement les images qui ne sont pas réelles de celles qui le sont. Le cinéma se base pourtant sur une illusion énorme : la succession de vingt-quatre (ou vingt-cinq, ou trente) photographies par seconde qui suffisent – presque parfaitement – à recréer l’illusion du mouvement sans qu’il ne soit nullement besoin d’invoquer cette mythique persistance rétinienne, d’ailleurs. En même temps, l’œil est capable de détecter des nuances visuelles que l’on pourrait croire imperceptibles, et qui différencient les prises de vue réelles des numériques. D’où ce fossé, cette vallée dérangeante, que les meilleurs effets spéciaux ne parviennent pas à franchir, même quand les films sont réussis (sinon, pas besoin d’évoquer un tel concept, évidemment…)

« C’était mieux avant ® »

Et pourtant, malgré leurs imperfections, les CGI nous ont déjà permis de passer de chouettes moments dans les salles obscures, au point que certains considèrent que leur âge d’or se situe dans les années quatre-vingt-dix :

Comment comprendre cette nostalgie pour une époque où les CGI semblaient plus efficaces alors qu’ils étaient techniquement beaucoup moins avancés ? Un article publié sur Cracked ce printemps revient sur ce phénomène en cours, et d’autant plus d’actualité à cette triste époque où Jurassic World devient le troisième plus gros succès mondial de tous les temps malgré ses énormes défauts… En bref, l’auteur démontre que, comme les CGI permettent de tout faire, on fait n’importe quoi avec. Au lieu d’être un point d’appui pour réaliser des visions inimaginables, ils deviennent le prétexte à ignorer les lois élémentaires de la physique, aussi bien pour les personnages que pour la caméra.

Mais, au passage, les créateurs derrière tout ça en ont oublié que même si le cinéma peut paraître plus naturel que la réalité, il est dépendant d’un principe très fragile : l’impression de réalité. On peut accepter beaucoup d’illusions à l’écran, mais en même temps d’infimes détails suffisent à détruire ces illusions, à annuler notre croyance envers le film que l’on voit. Ce qu’avait bien compris George Miller, c’est que n’importe quel objet, décor ou costume, même un guitariste suspendu à des chaînes sur un camion lancé à 70 km/h avec une guitare lançant des flammes, c’est crédible… tant que c’est réellement filmé. À l’inverse, on accepte à peu près n’importe quel conte sous forme de film d’animation, alors qu’en prises de vues réelles, ça ne marchera jamais. Le problème est que tant que de si mauvais films continuent de rapporter des milliards de dollars, ils ne sont pas prêts de s’éteindre.

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