Commune subversion

Après avoir vu quelques milliers de films, il est toujours réjouissant d’être encore surpris, ému, retourné par de nouvelles découvertes. Le mot subversif n’en signifie pas moins : subvertir, c’est, étymotologiquement, renverser, mettre sens dessus-dessous. Au premier abord, c’est d’abord le spectateur qui est bouleversé. Le film La Commune (Paris, 1871), découvert l’année dernière, fait partie de ceux-là. Le livre, Le Cinéma, art subversif, que nous venons de terminer, le précède et le prolonge bellement.

L’ouvrage d’Amos Vogel date de 1974 et vient de sortir de son épuisement grâce aux efforts inestimables des éditions Capricci. La préface du vénéré Albert Serra en souligne son « efficacité et [son] utilité irremplaçables ». Il tente la somme de recenser, à une époque sans internet, l’ensemble des films existants, courts ou longs métrages, fictionnels ou documentaires, expérimentaux ou industriels, tentant de subvertir, sur le fond comme sur la forme, le cinéma, le public, la société. Il distingue, d’une part, les subversions formelles, qu’ont amenées les films expérimentaux, le cinéma abstrait, le porno, la Nouvelle Vague, etc., des subversions de contenu, films contestataires, réalisateurs anticonformistes, films coups de poings… La préntention à l’exhaustivité est proche d’être réussie, par rapport à l’époque de la publication de l’opus. Seul le génial film de Ken Russell, Les Diables, brulot sauvage, anticlérical et iconoclaste de 1971, au budget hollywoodien, en est étonnamment absent. Chaque thématique s’ouvre par une courte analyse suivie d’une liste alphabétique des films, tous accompagnés d’une notice plus ou moins longue.

La première catégorie n’est d’abord que peu convaincante. Les moyens formels évoluant sans cesse, les prouesses des décennies précédentes peuvent sembler vaines de nos jour. Une virtuosité nombriliste qui ne dépasse pas la vanité de l’art pour l’art. Cette dichotomie est à relier à cette distinction à laquelle conclut Zones subversives à propos de la Bohème artistique :

Des artistes semblent surtout s’inscrire dans un anarchisme individualiste. Ils refusent les conformismes, mais sans s’inscrire dans une démarche de transformation sociale. Leur seule existence marginale suffit à leur petit bonheur. En revanche, une autre partie de la bohème baigne dans les classes populaires et subit la misère. La révolte devient sociale et politique. Changer la vie doit permettre de transformer le monde. Les artistes fréquentent alors autant les cafés que les barricades.

À l’inverse, cette deuxième catégorie nous a énormément séduit. Elle renferme des films aussi révolutionnaires sur le fond que sur la forme. Les premières œuvres du, alors, débutant Peter Watkins, Culloden, The War Game, y ont déjà toute leur place. L’essayiste a bien pressenti l’importance de ce réalisateur qui s’est confirmée depuis : alors que Godard s’est malheureusement perdu dans l’ésotérisme de ses expérimentations, alors même que Resnais ou Kubrick n’ont pu éviter de s’assagir magnifiquement, certes, l’anglais a maintenu, au fil de ses œuvres, une exigence d’expérimentation inédite. Son ultime film, La Commune (Paris, 1871) est une reconstitution éblouissante des événements historiques qui ont bouleversé la ville à cette époque. Il dure près de six heures qui en paraissent à peine deux. Il a été entièrement tourné dans un vague hangar dont on voit poutres et plafond. Les rôles sont interprétés par des sans papiers, des chomeurs, des intermittents qui, tous, ont écrit leur rôle. Interviennent des chaînes de télévision opposée, schématisant l’opposition entre les versaillais et les communards. Sa créativité formelle éblouit autant que sa pertinence historique. Il réussit la gageure de séduire autant les arnarchistes les plus endurcis que les critiques les plus exigeants.

La sortie du film connut des déboires honteux : Arte, principal producteur, censura la moitié du film pour n’en diffuser, une seule fois, qu’une version raccourcie de presque moitié. Après trois ans de batailles, la version intégrale put à peine sortir en DVD. Ironiquement, cela a ramené le réalisateur à ses débuts, son deuxième film ayant été interdit pendant près de vingt ans par la BBC. Ces rebondissements ont eu raison de son activité de cinéaste qui s’est retranché, depuis, et n’a publié qu’un livre sur la crise des médias. Celui-ci insiste sur la domination écrasante de la monoforme dans les mass media audiovisuels. Il analyse combien ceux-ci n’utilisent qu’une seule et même forme esthétique, combien tous les films industriels, surtout à notre époque, surtout hollywoodiens, ont été vampirisés par des impératifs économiques, contraints à ressembler à un seul modèle esthétique, dont on ne promeut plus que l’histoire, les personnages, l’univers cinématique, pour tenter d’en dissimuler leur exacte ressemblance d’un film à l’autre.

Cette vision, trente ans après les conclusions de l’essai d’Amos Vogel, résonnent avec douleur : les espoirs de développement de l’écrivain d’un cinéma contestataire, expérimental mais ouvert sur son temps et son audience n’ont jamais paru aussi peu plausibles qu’à l’heure actuelle. La dernière production de la chaîne la plus respectable du PAF est, certes, un documentaire sur l’histoire de l’anarchisme entre 1840 et 1945. Le contenu est d’un sérieux à toute épreuve, mais l’auteur a été interdit de prolonger ce thème jusqu’à notre époque. Et la forme de l’œuvre est d’un conformisme et d’un académisme en violente contradiction avec les événements abordés… Pendant ce temps, la scénariste la plus en vue sur internet se plaint de ses difficultés à… remplir sa déclaration de revenus.