Cette vidéo est tirée de l’épatant et ultime film réalisé par Bill Douglas, Camarades. Elle met en lumière l’un des phénomènes les moins connus dans la génèse de l’image cinématographique : la diffusion de la lumière. Ce phénomène physique complexe est ce qui permet, visuellement, de passer de ça :

à ça :

C’est lui, aussi, qui est responsable de la couleur du ciel, de la blancheur des nuages ou de la beauté d’un faisceau lumineux. Il regroupe globalement tous les phénomènes d’interaction de la lumière avec la matière. Si la lumière est indispensable pour donner corps aux images qui forment les films, la matière est indissociable de ce monde tellurique dans lequel la première est plongée. Du projecteur, source de lumière, au capteur, chargé de l’enregistrer, les obstacles sont innombrables : diffuseurs placés sur le chemin du faisceau, poussières, vapeurs et autres éléments atmosphériques, granulosité de la peau, filtres fixés devant la caméra, etc. Contre l’obsession d’ordre des rayons lumineux, qui n’ont de cesse que de se propager le plus directement possible, en ligne droite, jusqu’à la caméra, tous ces éléments matériels viennent créer de la dispersion, du désordre, de l’entropie, en éparpillant ces rayons dans de plus ou moins multiples directions. Nous avions recensé l’ensemble de ces éléments dans un mémoire de fin d’études consultable ici.

Mais ces considérations techniques resteraient sans intérêt sans une approche esthétique. L’aspect le plus manifeste du phénomène de diffusion s’appelle flare : il se produit lorsque une source lumineuse est directement filmée, lorsque les projecteurs sont visibles à l’écran. Cette présence vient troubler l’image, la déforme, la violente en marquant de son empreinte brûlante jusqu’aux ténèbres qui règnent en dehors d’elles. Si un certain J.J Abrams a pu abuser de cet effet jusqu’à la nausée et jusqu’à s’en excuser, ensuite, cet usage a pu aussi marquer, insidieusement, la folle puissance d’un film comme Apocalypse now.

Il faut aussi et ici évoquer le travail fondamental de Michael Baxandall sur le rôle de l’ombre et de la lumière dans la perception humaine en général et dans les arts visuels en particulier : il démontre combien les ombres sont essentielles dans notre compréhension visuelle du monde. À cause des phénomènes de diffusion, l’ombre d’un brin d’herbe dans un champ sera entièrement conditionnée par son atmosphère environnante, le moment de la journée, l’ensoleillement, l’humidité de l’air, etc. Comme une monade spinoziste, cela revient à considérer que chaque unité élémentaire reflète l’ensemble de l’univers dans laquelle elle est plongée. La finesse de l’œil humain parvient, ainsi, à deviner tout un monde à partir d’une micro-ombre, aussi minuscule soit-elle.

On comprend ainsi la virtuosité du plan final de Camarades mis en exergue de cet article : dans un premier temps, la lumière sur le personnage atteint une diffusion maximale, grâce à un premier éclairage où la lumière est omniprésente, environne tout le visage du comédien jusqu’à ne laisser presqu’aucune ombre. Peut-être en référence à l’éclairage appelé aquarium, longtemps utilisé par Jean-Luc Godard et son chef-opérateur Raoul Coutard, censé refléter le chaos et l’indécidabilité du monde moderne, mais surtout mis en place pour pouvoir tourner vite et bien dans tous les axes. Et puis, dans un seul magnifique mouvement, cette atmosphère fait place à un éclairage final dramatisé, scénique, aux ombres tranchantes comme une lame de rasoir, dans la plus pure tradition du clair-obscur pictural, où la dichotomie entre ombre et lumière, histoire et réalité, espoir et désespoir, structure l’ensemble de l’image.