Le Réel, c’est quand on se cogne

Suivant activement les hauts et les bas de cette Réalité Virtuelle promise depuis – au moins – une décennie, nous avons le plaisir de vous faire part à son sujet, d’un point de vue finalement peu développé : celui d’un réalisateur passionné par son métier depuis son enfance… et toujours prêt à remettre l’ouvrage dessus.

Une remise en perspective historique est indispensable à ce niveau. On situe généralement la naissance du cinéma à la fin du dix-neuvième siècle, qu’elle soit attribuée aux frères Lumière, comme en France, ou à Thomas Edison, comme aux États-Unis. Rien n’est plus schématique que cette évidence qui semble pourtant aller de soi : certes, ces brillants inventeurs ont perfectionné des techniques améliorant la prise de vues et la projection d’images animées, mais l’art cinématographique, comme tout art, n’est nullement lié à sa technique. Les techniques de récits en image animées, à travers plusieurs dispositifs dits du précinéma, malgré leur confidentialité, ont existé des siècles auparavant. C’est à cette aune que doit se juger l’arrivée de la réalité virtuelle : un nouveau dispositif de captation et de restitution cinématographiques, en parallèle de ceux existant déjà, et auquel, en retour, le septième art doit se confronter, mais qui n’en est qu’un support.

D’où la question existentielle qui agite le monde du film en ce moment : le cinéma est-il soluble dans le bain agité de la Réalité Virtuelle ?

Commençons par en tailler les caractéristiques à grand trait : le dispositif de Réalité Virtuelle a pour particularité majeure de capter un espace solide entier de 4π stéradian – si l’on omet le support de la caméra –, aussi bien visuel – caméras dites improprement à 360° – que sonore – techniques de son binaural. C’est donc un contresens fondamental que de proposer des expériences immersives sur un demi-espace seulement, incapables de briser le quatrième mur : ce serait comme n’utiliser volontairement que les fréquences aiguës du cinéma parlant ou que deux couleurs – et je ne parle pas des procédés bichromes, bien sûr…

La conséquence immédiate est que la notion de point d’intérêt doit maintenant se conjuguer au pluriel : les actions peuvent survenir de toute part, à chaque instant, et, surtout, en même temps. Rappelons les essais menés par Orson Welles, et autres adeptes des profondeurs de champ « infinies », qui cherchait déjà à multiplier les actions simultanées à l’écran. Le dispositif de Réalité Virtuelle, lui, autorise cette multiplicité, de fait : il serait donc, là encore, absurde de vouloir s’en passer. Il a d’ailleurs été mesuré que notre capacité cognitive à traiter les informations est optimale lorsqu’il y a entre cinq et neuf signaux à mettre en relation : cela laisse une marge certaine pour multiplier et enchevêtrer les actions. On peut aussi rappeler que l’art du contrepoint a déjà tracé la voie en la matière et ce depuis le dix-huitième siècle.

J’ai entendu certains évoquer, là, incongrument, le syndrome du FOMO, Fear Of Missing Out, bien connu des psychologues quand à la sur-stimulation que provoquent tous les appareils de communication qui nous entourent à notre époque. Outre un hors sujet majeur, il faut bien admettre maintenant que nous sommes la génération multitâche, et qu’il vaudrait bien mieux craindre de manquer une action parmi d’autres que s’ennuyer devant la seule et unique qui serait proposée.

Enfin, autre réflexe qui semble se répandre : il faudrait filmer sans le moindre mouvement de caméra, sauf à faire vomir tout le monde. Rappelons que, selon cette même légende à pourfendre, certains parmi ces spectateurs de la deuxième projection, au sens classique, de l’histoire du cinéma, auraient manqué de s’évanouir face à ce train qui surgissait sur eux en gare de La Ciotat. Est-ce que cela a été une raison suffisante pour arrêter là la carrière du cinématographe et y proscrire tout mouvement de caméra ?

C’est ainsi tout un ensemble de tendances qui menace déjà de s’installer dans ce support à peine né, et encore loin d’être arrivé à maturité. On entend déjà parler d’une prétendue « grammaire » qu’il faudrait bâtir, en oubliant que le cinéma, par essence, ne peut supporter de syntaxe : il est fait de chairs et de chœurs, que la sémiologie la plus débridée – celle de Christian Metz, par exemple – n’a jamais réussi à réduire honnêtement en langage. En fait, s’il faut parler de code, le seul qui n’ait jamais vraiment régné sur la production cinématographique fut celui qui censura Hollywood de 1930 à 1968. Mérite-t-il vraiment d’être reproduit ?

Ce détour hollywoodien n’est pas inopportun, car il nous fait revenir sur la matrice même du cinéma : sa dualité esthético-technique, cette alliance intrinsèque entre l’art et l’industrie à laquelle il oblige. Quelle que soit la taille des enregistreurs choisis, contrairement à l’encre et le papier que j’utilise présentement pour rédiger ces lignes, les sons et les images nécessitent des dispositifs techniques complexes pour être reproduits. Cela implique un grand respect envers ces industries techniques et les brillantes innovations qu’elles ont historiquement apportées pour permettre et améliorer cet art, jusqu’à aujourd’hui encore.

Mais le dispositif de Réalité Virtuelle est à un carrefour étrange : ses promoteurs viennent des mondes du jeu vidéo, des réseaux sociaux ou de l’artisanat geek plus singulier. Ces personnes morales sont aussi cinéphiles que je suis capable de transformer moi-même métaux et oxydes en photosite de caméra ou en micro stéréophonique. Autre spécificité inédite, elles affichent la ferme volonté de produire elles-mêmes ce nouveau type de films dont elles fournissent la technique, pour l’amour de leurs actionnaires l’art, bien sûr. Et cette position pourrait être clouer au pilori l’avenir du film de Réalité Virtuelle.

Je citerai en dernier exemple cette autre tendance parmi les règles déjà évoquées : il serait préférable d’ajouter aux scènes en immersion de gentils petits éléments d’interaction, que le spectateur pourrait déclencher quand il le souhaite pour passer d’une scène à l’autre, et ainsi ne pas se sentir trop brusqué dans son confortable cheminement entre deux bouchées de pop-corn. Que l’interactivité soit l’élément fondamental des jeux vidéos, c’est là une noblesse que nous lui laissons humblement. Mais l’une des spécificités du film, et des œuvres d’art en général, est l’effort de contemplation et de passivité qu’elles exigent. Lorsque l’on choisit le moment du raccord, c’est du jeu vidéo, mais lorsqu’on ne peut que le deviner, rentrer dans cette alternance de tension et de détente que procurent les rythmes des plans et des séquences, c’est assurément du cinéma – ou d’autres arts temporels. Les faillites des éditeurs de ces « livres dont vous êtes le héros » – hormis l’immense Marelle de Julio Cortázar, bien sûr – vous le prouveront mieux que tout discours.

Ce carrefour étrange est ainsi des plus complexes : de nouvelles industries déboulent dans la production cinématographique, sans rien n’y connaître de son histoire ni de son art, avec le premier produit disruptif que ce milieu ait réellement connu depuis un siècle et leurs séculaires ambitions d’augmenter leurs capitaux avec. Par conséquent, elles privilégient de caresser les spectateurs dans le sens du poil, car il leur faut, en plus, reconnaître que, à l’heure actuelle, la qualité visuelle du dispositif est aussi bonne que celle d’une cassette VHS. Mais elles oublient que le seul endroit où l’on se fait mal, c’est le réel. Elles oublient que leurs quelques mois ou années de succès tomberont vite dans les oubliettes de l’histoire contrairement à l’éternité qu’ont les œuvres d’art novatrices. Et elles oublient que des gens travaillent depuis des décennies à créer des mondes de fiction dans lesquels les spectateurs aiment être plongés, secoués, perturbés, choqués, transportés, touchés, émus… Bref, emportés par la magie du cinéma.