L’art et le cochon

Nous n’évoquons pas – plus – souvent l’actualité des sorties en salles, malgré un attachement indéfectible à ces lieux aussi essentiels que désertés par notre époque. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons éviter d’évoquer la sortie presque « dissimulée » du dernier opus superhéroïque, Wonder Woman, car elle cristallise une tendance fondamentale qui laisse un tantinet à désespérer quant à l’avenir de cet « art ».

Le cinéma est né de ce couple improbable de l’art et de l’industrie. Pour le pire et le meilleur, son existence n’a jamais été possible qu’à travers une technologie lourde à laquelle sont contraints même les plus sauvages d’entre nous qui s’aventurent à tourner seuls, voire sans argent. De tous temps, sa maternité artistique le distingue radicalement des autres productions issues de ces mêmes industries du divertissement – comme les jeux vidéos, les séries télévisuelles, etc… – en lui conférant des capacités de subversion hors du commun. D’où ce perpétuel combat entre créativité et rentabilité, dès les prémisses de chaque œuvre, et dont on ne peut jamais prévoir l'issue. Sauf, peut-être, au vingt-et-unième siècle…

Car, dans cet ersatz de film, il est scientifiquement prouvable qu’il ne reste absolument plus rien d’artistique. Le film n’est même pas vraiment mauvais, ce n’est tout simplement plus un film. Reprenons en effet les conséquences de ce mariage tumultueux : tout film est bien, d’une part, un pur produit industriel. Mais, par son unicité ontologique, ce n’est toujours qu’un prototype. C’est comme si les usines cinémtographiques n’étaient réduites qu’à des labos de R&D. À l’inverse, typiquement, une série sort de ces « labos » en même temps que son pilote est validé et sa mise en production décidée : elle passe alors à un mode de production industrielle dont quasiment aucun auteur n’a pu s’accomoder. Même David Lynch semble avoir irrémédiablement perdu face à son Goliath télévisuel.

Revenons à nos super-moutons. Nous n’avons jamais été spécialement adorateurs de ces superhéros, dont la logique de pillage culturel et d’abêtissement absolu, associée à un mode de production éléphantesque déjà sous la forme de comics, nous ont toujours laissé de marbre. Mais certains Batman burtonien et autre frelon vert étaient parvenus, presque miraculeusement, à subvertir ces succédanées d’histoires pour faire œuvre. Les cinematic universe, tant à la mode ces dernières années marquent, eux, un point de non-retour confondant : nul n’y est plus à l’œuvre que l’industrie, maintenant financiarisée dans toutes ses ramificiations, soutenue par un capitalisme total et veuve de toute vélléité artistique. L’analyse de toutes les composantes de leur produit le montre facilement.

Toute idéologie, déjà, est soigneusement vidée de sa substance : une mannequin, exhibée sous toutes ses magnifiques coutures et jamais — surtout – démunie de ses indispensables semelles compensées, nous est carrément présentée, sans sourciller comme un parangon du féminisme. La variété de jeu de chaque comédien et la complexité de compréhension du monde sont réduites à leur plus simple nombre, deux : insouciance ou pseudo-réflexion pour la première, le Bien et le Mal pour la seconde. Le fallacieux intérêt de l’« histoire » de ces « personnages » est d’autant plus mis en avant que toute idée même de scénario a été supprimée au bénéfice d’un sempiternel programme en quatorze points, répété à l’identique, à la minute près, d’un film à l’autre. Encore plus intéressant, la comédienne principale, ancienne instructrice pour la tendre armée israëlienne, nous apprend vénérer cette époque et ce milieu où elle a été obligée « d’abandonner sa liberté » et de se « soumettre à la discipline ».

Il ne pouvait y avoir d’image plus claire de ce qu’amènent ces blockbusters d’un nouveau type, en même temps que les exécrables comédies franchouillardes qui pullulent en salles récemment : une domination sans partage de la production cinématographique d’où a été exclu le moindre soupçon d’expression artistique. Bien plus que la chronologie des médias ou l’émergence de nouveaux studios dont arrivent à profiter, non sans soulever de nouvelles vagues, les meilleurs d’entre nous, c’est bien l’indigence crasse des cadres de cette industrie qui est en train, petit à petit, de tuer l’art cinématographique sous toutes ses plus belles formes.

Images extraites de la série Women in refrigerator, qui liste toutes les femmes sacrifiées, violées, tuées ou ruinées dans des comics… à seule fin de servir des histoires d’hommes, bien sûr.