Nobody knows anything

Un certain minimum de succès — ou de compréhension — est la précondition matérielle inexorable pour qu’un film voie le jour.

Ceci semble une évidence . Le cinéma est l’unique art à être né au vingtième siècle. D’abord phénomène de foire, il s’est très vite lié au monde industriel, et notamment à son versant le plus capitaliste. Depuis sa naissance artistique, au tournant des années 1900-1910, les films sont devenus des produits dont on n’a eu de cesse de compter les succès et les échecs, tout comme on analyse les chiffres de ventes des objets manufacturés. Les comptes en milliards de dollars ne datent pas d’aujourd’hui, et ont peu à peu permis de transformer le spectacle forain en cette puissante économie que l’on connaît maintenant.

Évidemment, de tout temps, la problématique a été d’infirmer la célèbre maxime énoncée par Richard Graves « Nobody knows anything » (qui, en fait, semble reprendre les mots de William Goldman). L’économie a pour principe même de minimiser les risques – et a inventé le joli terme de cindynique pour cela. Comme le souligne le passionnant Béla Balázs, le plus gros risque pour un film devrait être de ne rencontrer aucun succès. Or, aujourd’hui, par la magie des temps modernes, cette peur n’existe plus : les blockbusters peuvent être des fours, les studios n’en ont cure tellement leur économie est sophistiquée. Les films français, même bons – parfois –, sont remboursés avant toute recette et calculs du nombre d’entrées, permettant au passage des rémunérations de plusieurs millions d’euros quels que soient leurs résultats. Et un Gaspar Noé peut encore se permettre un bide à 27 000 entrées – pour son film le plus réussi – malgré l’échec cuisant de son précédent Enter the void, qui avait coûté… treize millions d’euros…

Nous pourrions détailler encore le pourquoi de ce comment économique, mais là n’est pas notre propos. De nos jours, la majeure partie du cinéma est déconnectée de toute réalité financière. Ce renversement est passionnant, en ce qu’il a des effets complètement inverses à ceux escomptés : l’écrivain s’effrayait de cet art « que l’inculture et l’incompréhension étoufferont dans l’œuf, car [il] aura été rendu impossible dès le départ. » Il craignait, par là, que toute tentative d’originalité soit tuée dans l’œuf au vu des risques financiers qu’elle engendrerait. On pourrait donc penser, naïvement, que la décorrélation entre la rentabilité des films, d’une part, et leur nombre d’entrées, d’autre part, est une bonne chose. Malheureusement, Balázs n’avait pas imaginé que cet effet serait encore pire que sa crainte initiale…

Rarement le public n’aura eu aussi bon goût qu’à notre époque, en moyenne. Quiconque peut regarder – presque – n'importe quel film, là où il veut, quand il veut. Quand ils arrivent à se faire, les films d’envergure, mêlant ambitions artistiques et appui logistique, de Mad Max: Fury Road à Tarantino, en passant par Drive cartonnent. Hélas, les décideurs préfèrent envahir les salles de films photocopiés, que ce soit avec des super-zéros en justaucorps ou des névrosés quadragénaires n’arrivant pas à crever des affres de leur petite bourgeoisie.

Certes, de nombreux chefs-d’œuvre n’ont jamais trouvé de grands succès par le passé. Des films démesurés ont pu ruiner force gens ou studios. Mais, c’est aussi ce risque qui poussait à une certaine abnégation. Lorsque Coppola s’endette sur trois générations pour finir Apocalypse Now, il se condamne en même temps à réaliser un chef d’œuvre – ou à disparaître à jamais du milieu. Lorsque un énième réalisateur français sort son vingtième navet financé avant même sa sortie, il n’a pas grand chose à engager… ni à dégager, évidemment.

Jusqu’à cette pire décennie de l’histoire de l’humanité – les années quatre-vingts –, des Kubrick, des Melville ou des Seijun Suzuki sont parvenus à faire des films ambitieux en parallèle de la moyenne de la production, même sans toujours rencontrer de francs succès. C’étaient des paris de producteurs, se disant que ces films étaient tellement bons qu’ils valaient le coup de prendre le risque. Aujourd’hui, il n’y a plus de coups audacieux, faits à l’instinct, les formules de rentabilité sont éprouvées à très long terme. Aujourd’hui, il n’y a plus de films faits pour eux-mêmes, les films sont des produits noyés dans les bilans comptables de groupes de communication. Aujourd’hui, ni les réalisateurs, ni les critiques ni le public n’influent plus sur l’art de faire des films, il n’y a que des fonds d’investissement, des télévisions affamées de leur propre audience et des commerciaux enamourés de leurs diplômes pour décider quoi sortir.

Le cinéma n’est pas mort, certes. Des Miguel Gomes, des Virgil Vernier, des Roy Andersson ou des Hitoshi Matsumoto parviennent encore à tourner, même dans une confidentialité qui ne siéent pas à leurs talents. Mais tant que l’économie ne s’est pas effondrée, le cinéma n’aura pas fini de plier sous son joug, surtout lorsqu’on n’apprend que le talent passe maintenant après… le nombre de followers Instagram. Néanmoins, au siècle dernier, conclusion lumineuse, le même type de processus s’est installé entre les années vingt et les années cinquante… avant d’imploser et de permettre l’émergence du Nouvel Hollywood. Une même inflation démesurée des coûts a été soutenue par des studios-empires n’ayant en vue que le maintien d’un système économique sans aucune préoccupation filmique. Bizarrement, ils en vinrent à ne plus rien connaître de ce succès pour lequel nobody knows anything.

[Les illustrations de cet article représentent les PDG des six groupes de communication qui détiennent financièrement six des principauxstudios hollywoodiens : Philippe Dauman, à la tête de Viacom, qui détient Paramount ; Jeffrey Bewkes, à la tête de Time Warner ; Brian L. Roberts, à la tête de Comcast qui détient Universal ; Rupert Murdoch, à la tête de News Corporation qui détient la 20th Century Fox ; Kazuo Hirai à la tête de Sony et Robert Iger à la tête de Disney. L’image en tête provient d’un article sur la construction du Hollywood classique, et réunit certains des plus importants producteurs de l’époque : Jesse L. Lasky, Adolph Zukor, Samuel Goldwyn, Cecil B. DeMille.]