L'amour de l'argent

Le monde fortuné du cinéma hollywoodien est actuellement agité par un débat non moins enrichissant : le sel ou le pixel ? La pellicule ou le capteur photoélectrique ? Le numérique ou l’argentique ? Tout, autour de nous, laisse à croire que nous sommes parvenus dans une ère du tout numérique. Pourtant, dans cet océan d’évidences, un petit groupe d’irréductibles enragés nagent à contre-courant de cette ultra-domination. Groupe peu raisonnable qui compte dans ses rangs Quentin Tarantino, Christopher Nolan ou… Zack Snyder. Mais ces empêcheurs de nager en rond n’en démordent pas : le cinéma doit vivre pour, par et grâce à la pellicule. Mais est-ce plutôt une question d’argent… ou de grain ?

Déjà, ce qu’il ne se dit que trop peu, encore, c’est que la pellicule est largement un support d’avenir. C’est peut-être-d’ailleurs l’un des plus beaux paradoxes de notre époque : le film demeure actuellement le meilleur support de conservation des films. Il garantit cette conservation pendant cent ans minimum, là où les supports numériques n’assurent qu’une dizaine d’années, au mieux, et nécessitent de nombreuses manipulations tout ce temps-là.

En même temps, l’utilisation de la pellicule pour des tournages devient, de nos jours, acte de revendication – de la part de réalisateurs à plus de cent millions de dollars le film, soit. Ne serait-ce que querelle de clochers ou arguties ésotériques d’une profession nombriliste ? Hé bien non. Il faut se rappeler que depuis la naissance du cinéma, la pellicule a été le cœur même du métier, cette matière fragile, frêle, qu’un rien pouvait anéantir, un petit concentré de chimie qu’un rayon malheureux suffisait à détruire… emportant l’argent de la production en même temps. Et qui pouvait encore s’embraser lors des projections et… tuer force spectateurs. Jusque dans les années 90, elle n’avait cessé d’être améliorée, pour devenir ce support majestueux et – presque – domestiqué. L’incertitude parfois mortelle des projections d’antan n’ont plus eu lieu d’être ces trente dernières années. Et les derniers progrès techniques, jusqu’à la fin du vingtième siècle, en ont fait un support particulièrement remarquable.

Pourtant, en dix ans, le numérique a presque totalement supplanté la pellicule. C’est comme si, en ce rien de temps, les voitures/les clubs de football/la viande – faîtes votre choix – disparaissaient plus et que tout le monde se mettaient aux transports en commun-au bridge-aux végétaux – respectivement. Alors que, techniquement, l’argentique tient encore largement la route face aux caméras numériques, alors qu’il y a quatre ans encore, c’était aussi le cas sur le plan économique, le combat a été impitoyable, et se collectionnent, ces dix dernières années les annonces de fermetures de laboratoires. Autant dire que pour ce petit monde de la profession cinématographique, cette révolution a donc laissé des séquelles dignes de point Godwin… On ne peut donc qu’apprécier l’engagement de certains grands pour continuer à faire vivre ce support séculaire.

Et puis, ensuite, comme dans toute révolution, il y a les totalitaires. Lorsqu’on lit par exemple les propos de László Nemes, notre cerveau s’embrase comme un film flamme :

Le numérique c’est bien pour les caméras de surveillance. Mais c’est en train de tuer le cinéma. […] C’est la plus grande perte que le spectateur ait connue dans l’histoire du cinéma. […] J’ai l’impression que toute la mémoire de ce monde, du présent, est perdue.

On est là dans un delirium tremens surtout calibré pour assurer la promotion de son film. Depuis des décennies, d’Alain Cavalier à Jean-Luc Godard, en passant par Harmony Korine, Le projet Blair Witch ou autres films fauchés, d’innombrables films ont été brillamment réalisés – et au moins autant loupés, bien sûr – en vidéo, que ce soit en DV, en Betamax, en iPhone ou en n’importe quel autre de ces innombrables supports ayant déjà rejoint les limbes de l’obsolescence. Ce qui est sûr, c’est que le numérique révolutionne la manière de faire des films, tout comme l’ont déjà fait le son, les couleurs ou Max Pécas. Mais le choix du support n’est qu’un tout tout petit élément de la qualité d’un film. D’à peine 70 millimètres de large dans le plus beau des cas.